Une folle journée dans ma vie de sourde

Sophie emmitouflée dans un châle avec un regard malicieux et des oreilles noires de Minnie assorties d'un gros nœud rouge à pois.

Je m’appelle Sophie, je suis sourde profonde de naissance, bi-implantée cochléaire. Je lis sur les lèvres et je parle.

Cette fois-ci, je vais restituer une journée de ma vie quotidienne tout en prenant les mauvais moments qui me sont arrivés. Ce billet a été écrit une première fois pour 24 jours de web en 2012 sous le titre de « Cauchemars connectés« .

Je le remets au goût du jour avec mes implants cochléaires cette fois-ci.

7 h 30 du matin, ma montre n’a pas vibré. Je me réveille en catastrophe. Le cœur qui bat 100 à l’heure. La batterie de ma montre est tombée en rade cette nuit. Je me lève, je n’ai pas encore mis mes implants cochléaires. La maison est dans le noir, l’adolescent est déjà parti au lycée. Les chats me suivent.

8 h, j’attends la livraison de mes courses. Un sms m’a été envoyé pour me dire où était mon livreur. Je clique dessus, je le vois encore assez loin de mon domicile. J’ai encore le temps de prendre un café, me doucher et m’habiller. Il faut que je me dépêche de mettre mes implants cochléaires pour pouvoir entendre l’interphone quand il arrivera.

8 h 30, j’ai avalé mon café. Mes sens sont à l’affût, toute mon attention est sur l’interphone qui doit bientôt sonner car le livreur n’est plus très loin. Je surveille aussi mon téléphone des fois qu’il m’appellerait.

9 h, je regarde mon téléphone portable, il y a bien eu un appel en absence. Mon attention était sur autre chose et c’était mon livreur. Je dégaine mon application RogerVoice pour pouvoir le rappeler, je choisis de prendre la version sans copilote pour aller plus vite. Le livreur décroche, il parle, je lis sur mon téléphone ce qu’il me dit. Il y a quelques coquilles parce qu’il articule pas vite et qu’il est entouré de bruits. Mais je comprends très vite qu’il est en bas de chez moi.
Note : le copilote est une personne qui corrige les transcriptions automatiques et qui fait l’interface avec le correspondant téléphonique.

9 h 05, je raccroche. L’interphone sonne. Je décroche l’interphone. Je cale vite et bien le combiné sur mon implant cochléaire. J’essaie de comprendre ce qu’il me dit malgré le bruit de l’avenue. J’entends le nom de la marque. J’indique l’étage et ouvre la porte avec insistance. Il me parle, je ne le comprends pas.

9 h 10, j’attends la porte ouverte de mon appartement le livreur. L’interphone re-sonne à nouveau. Je re-décroche, un peu agacée d’avoir passé 5 minutes à guetter l’ascenseur. Il me parle dans l’interphone, je ne comprends pas. Je lui réponds que je ne comprends pas ce qu’il me dit et lui indique à nouveau l’étage, j’ouvre et je raccroche.

9 h 15, le livreur arrive enfin avec mes courses. Je l’accueille avec un grand sourire malgré l’agacement de tout à l’heure. Il me regarde un peu interloqué entre la voix de tout à l’heure et le visage qu’il voit. Je m’empresse de lui dire que je suis sourde et que je n’entends pas à l’interphone. C’est la raison pour laquelle j’ai été rapide dans mes réponses. Il comprend, me fait un sourire. Je lui souhaite bonne journée et il repart.

9 h 20, je réalise qu’il faut que je sois rapidement connectée pour mon point du jour au travail puisque je suis en télétravail. Je lance mes ordinateurs, le professionnel et mon aide technique Tadeo qui m’aide à comprendre mes réunions via une transcription. Je mets au frais que ce qui doit l’être. Le reste attendra.

9 h 25, je me connecte, j’échange rapidement avec les transcripteurs qui m’accompagneront pendant ce point. Un petit coucou, prendre de leurs nouvelles. Mettre mes implants cochléaires sur mon micro qui m’enverra le son de ma réunion directement. J’utilise un système bluetooth qui envoie le son dans mes implants.

9 h 30, je suis au rendez-vous sur le point journalier. Je vois les gens parler, la transcription marcher. Je me rends compte que mes implants cochléaires ne sont pas connectés. Je revérifie sur mon application mobile si ces derniers sont bien connectés au micro bluetooth. Ça a l’air d’être le cas. La réunion avance dans le temps, j’arrive toujours pas à entendre les paroles bien que je vois les collègues bouger et parler, la transcription qui avance. Ça m’énerve, j’essaie de ne pas m’agiter sur ma chaise, j’ai chaud, je veux entendre le son de la réunion. Je débranche le micro, je le rebranche, je vérifie que j’ai bien mis le son sur mon ordinateur, que je ne l’ai pas muté. Je fais toutes les manipulations possibles. Le son arrive dans mes oreilles. Enfin !

9 h 40, c’est à mon tour de parler. Il y a un blanc dans la réunion. J’entends : « Sophie ? Sophie ? ». Oui, je reconnais mon prénom ! 🙂
Je prends la parole. Tout se passe bien. Les échanges se font correctement avec l’aide du son que je perçois, la vidéo que je vois et la transcription que je surveille d’un œil qui me permet de checker et valider dans ma tête que c’est bien ce que j’ai compris.

10 h, j’ai un petit coup de pompe. Je me fais un café. J’entends les chats miauler pour avoir de la patée. Non, c’est pas l’heure ! La machine ronronne. Je bois mon café, j’observe dehors. J’entends les travaux de la rue.

10 h 15, je me mets au travail. Je commence un audit avec mes outils habituels. Je dois vérifier une interface web, je lance la synthèse vocale sur mon mac, VoiceOver. Je vérifie qu’il y a bien la visionneuse de paroles. Puisque je n’entends pas, je peux lire ce qui est restitué par la synthèse vocale. Elle me permet de vérifier que les personnes aveugles et malvoyantes pourront accéder au contenu correctement.

11 h 30, je dois partir à Paris rejoindre une personne pour manger. Je vérifie sur mon application RATP, que tout va bien, pas de perturbations. Arrivée au RER, je vois qu’il y a pas d’informations sur le panneau visuel. Je mets mon masque en prévision pour quand je monterai dans mon train.

11 h 40, toujours pas de RER à l’horizon. J’entends une annonce vocale mais aucune information écrite. J’essaie de comprendre ce qui se dit. C’est difficile, ce n’est pas un message automatique. Les mots se bousculent dans ma tête, mon imagination est en marche ! J’imagine que le RER est en retard de X temps, qu’il y a un incident voyageur, qu’un caténaire est tombé, tout se bouscule.

11 h 45, le RER arrive ! Je mets mon masque. Je m’assois dans le train. Quelques stations plus loin, un touriste avec un masque m’interpelle. Je ne le comprends pas. Il y a trop de bruits et sa bouche est masquée. Je m’excuse, je lui dis que je ne le comprends pas et lui demande de répéter. Il me comprend pas et se tourne vers quelqu’un d’autre. Je réalise qu’il m’avait parlé en anglais alors qu’il avait aussi son masque. Ça aurait été mission très compliquée de le comprendre rien qu’à l’audio et en anglais.

12 h 30, j’arrive à Paris. J’ai l’adresse de mon rendez-vous mais je connais pas le chemin. Je regarde le plan sur mon smartphone. Heureusement que j’ai de l’internet sur ce mobile ! Ce téléphone est mon allié dans ces moments ! J’arrive à l’adresse indiquée grâce à mon plan et ma connexion internet.

12 h 40, je suis au rendez-vous au restaurant. Une serveuse vient nous donner la carte. Je vois qu’elle est masquée. Je vais encore devoir faire appel à mon effort mental pour la comprendre. Je fais mes choix, elle revient. Elle me parle à travers son masque. Je comprends par habitude si j’ai fait mon choix. Je lui souris, je m’excuse en lui disant que je suis sourde et que je ne pourrai pas forcément comprendre ce qu’elle me dit. Je vois à ses yeux qu’elle ne comprend pas ce que je viens de lui dire alors que je parle. Je passe ma commande. Elle me répond, je la regarde. Je répète ce que j’ai choisi. Elle acquiesce. C’est bon, je vais pouvoir souffler un peu et profiter de mon interlocutrice.

Le déjeuner est passé, je dois me rendre à un autre endroit.

14 h 30, je suis à l’adresse indiquée. Face à un interphone. Je râle intérieurement. Je me dis que s’il y avait des visiophones dans les deux sens, ca serait drôlement pratique. Il y a du braille, c’est déjà ça. Mais ça ne va pas m’aider puisque moi je vois, mais j’entends pas. Le braille, c’est pour les personnes aveugles ou sourdes-aveugles.

Je prends sur moi. Je sonne, j’attends 5 secondes mentalement et je secoue la porte comme une dératée pour l’ouvrir en espérant tomber pile sur l’ouverture de cette porte. Les rares passants de la rue me dévisagent. Je m’en fous. Je veux entrer même si j’entends pas. J’arrive à entrer après avoir sonné 2 fois.

Je vois un ascenseur parisien, celui qui est tout riquiqui, où tu peux monter toute seule, et pas une personne de plus. Je monte, et là, l’ascenseur, au lieu de monter péniblement, s’arrête entre deux étages. J’essaie de redescendre au rez-de-chaussée, de monter à l’étage suivant. Rien à faire. J’appuie sur le bouton d’alarme, ce bouton qui a bien la transcription en braille (qui est pour les personnes aveugles), mais rien d’autre que le téléphone pour être en contact avec la société de dépannage.

J’attends, histoire de voir si ça se débloque, s’il y a le moindre son qui sort de ce foutu haut-parleur.

15 minutes ont passé. Toujours enfermée dans cet ascenseur mono-place, j’essaie de prévenir mon contact par mail. Pas de chance, le réseau ne passe pas très bien. Dans ces moments-là, j’essaie de ne pas m’énerver et de trouver des solutions alternatives. Je re-tente ma chance sur le bouton de dépannage, tant pis si ça les agace parce que personne ne parle dedans ou que ça ne correspond pas a ce qu’ils peuvent attendre. En attendant, j’essaie de faire partir mon message à destination de mon contact. Je peux enfin envisager une issue de secours en voyant mon contact arriver suite à mon message de dernière minute. Je lui envoie le numéro de téléphone de la cabine, et il se débrouille pour me faire sortir de là.

Après toutes ces émotions, le rendez-vous a bien eu lieu avec du retard.

Je repars avec mon sac à dos et sac à main. Une fois dans la rue, je me fais tirer mon sac à main. Il ne me reste plus que ma carte bleue et mon téléphone en poche.

Je pars faire une déclaration de vol dans un commissariat parisien. C’est compliqué. Tout le monde est masqué et je ne comprends personne. Je suis, en fait, emmurée dans mon silence avec tous ces bribes qui m’entourent. J’arrive à trouver un policier qui finalement comprendra que j’ai besoin de lire sur les lèvres. Il acceptera de baisser son masque pour pouvoir communiquer avec moi. Mais ils ne sont pas tous sensibilisés au handicap. Prévenir que j’entends pas, car c’est un handicap invisible, car je parle, car je lis sur les lèvres mais je ne comprends pas les marmonnements, car je regarde dans les yeux quand on me parle, et articuler un minimum pour que le dialogue soit à peu près correct.

Sous le choc et la fatigue, je décide de prendre un taxi pour rentrer chez moi. J’utilise l’application Uber. La première réservation est annulée, le chauffeur a annulé. Je n’ai pas compris pourquoi. J’insiste. Je recommence. Nouvelle annulation. Je m’énerve, il fait froid, je suis fatiguée, je veux rentrer chez moi.

Je fais un tweet à l’intention de l’entreprise, dans la foulée, je réserve à nouveau un Uber. J’y arrive. Il arrive rapidement. Il regarde la route et communique avec moi oralement et visuellement à travers son rétroviseur. Il essaie d’engager la conversation. Mais avec la fatigue de la journée que j’ai cumulée, je lui dis que je ne fais pas la tête mais que je suis sourde et que je lis sur les lèvres. Il comprends pas, il insiste pour parler. Je lui explique à nouveau qu’il me faut me contorsionner pour voir ses lèvres dans le rétroviseur. Il est hors de question qu’il se retourne pendant sa conduite. Il acquiesce en me regardant dans le rétroviseur. Il se retourne quand il est au feu rouge. Mon trajet se termine bien et avec le sourire.

Tout cela mis bout à bout, c’est incroyable, mais tous ces événements me sont déjà arrivés.

Internet et le smartphone est un objet magique quand on y accède bien. C’est une révolution pour l’autonomie pour les personnes sourdes ou malentendantes !

Ce petit objet que vous considérez souvent comme un gadget de geek, moi c’est mon meilleur ami.

2 réflexions sur « Une folle journée dans ma vie de sourde »

  1. Quelle énergie Sophie
    Cela me complexe et je suis admirative devant ta réactivité face aux événements
    Continue à te battre. Moi je l ai perdu
    Bisous

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