Boum.
Me rendre compte que je suis tombée, que mes implants ont volé ainsi que mon téléphone. Réaliser que la chute est violente, réaliser que je ne peux pas me relever ni bouger. Que mon vélo est à terre. Seuls les paquets de fraises ont volé au milieu du passage. À l’entrée de ce tunnel piétons/cyclistes garni d’une barrière pour éviter que les motos prennent ce passage. Une des sacoches du vélo a effleuré une barrière et j’ai perdu le contrôle.
J’ai la chance d’avoir cette dame qui est arrivée très vite après ma chute. Cette gentille dame dont je ne saurai jamais le nom et que je ne reconnaîtrai jamais car elle portait un masque. Elle s’est approchée de moi et m’a parlé.
L’angoisse est arrivée très vite. Impossible de la comprendre sans lecture labiale. Mon cerveau, encore sous le choc, n’est pas en capacité de décoder quoique ce soit. Je vois qu’elle me parle mais je n’ai aucun son dans les oreilles, c’est comme ça que je me suis rendue compte que mes implants ne sont plus sur mes oreilles. Ils ont volé.
Elle a vu que j’étais désorientée, elle s’est approchée de moi. Je lui ai dit tout de suite que je ne la comprenais pas car je n’avais plus mes appareils. Je ne rentre pas dans le détail avec les gens dans ces moments-là. Elle a repéré mes implants visuellement et me les a montrés du doigt. Encore assommée par la douleur, je lui fais signe que je veux le prendre mais que je n’arrive pas à bouger. Elle le ramasse, prend le risque de me le tendre du bout des doigts. J’arrive à remettre celui de gauche. Je tente de lever mon bras droit, et là, décharge dans le bras. Impossible de le bouger. J’abandonne.
Je reprends mon téléphone dans la main droite en me demandant si j’appelle en premier mon mari ou les pompiers via le 114.
Je me rends compte que je vais tomber dans les pommes.
Je vois des étoiles.
Je ne contrôle plus ma vision, j’essaie de rester éveillée.
Je regarde la dame toujours à mes côtés et je lui dis d’appeler les pompiers et moi en entre-temps, je prends mon portable, je le pose sur la cuisse et appelle mon mari même s’il ne m’a pas en visuel, je lui parle, il se rend compte qu’il y’a un problème. Je lui résume la situation, très vite je lui demande de prendre ce qu’il me faut (chargeur du téléphone si je dois partir aux urgences, une ardoise velleda pour communiquer avec les gens qui ont un masque) mais la dame prend le relais.
Un monsieur passe. Il s’arrête, s’inquiète de mon état et relève mon vélo qui était en plein passage. Je lui explique avec difficulté comment mettre la béquille, il y arrive. Il ramasse les paquets de fraise et les pose délicatement sur le vélo ainsi que le frein qui s’est cassé durant la chute.
Je les vois discuter ensemble avec la dame. Je comprend que les pompiers vont arriver et qu’il va aller se positionner sur la route pour qu’ils puissent nous localiser facilement.
Mari prévenu, pompiers en chemin. La dame baisse son masque à plusieurs reprises pour me parler, me dire que les pompiers arrivent, que mon mari arrive. Elle garde le contact oral et visuel avec moi.
Mon fils, comme toujours dans ces moments de panique, très calme, m’appelle et me dit : « papa est parti à vélo, il arrive. » Tout de suite, je réalise que personne pourra ramener le vélo et les courses. Je lui dis de télécharger une attestation et de venir à pied rejoindre son père. À mon retour à la maison, il m’avouera qu’il m’avait appelée pour que je reste éveillée jusqu’à l’arrivée des pompiers. Il aura bien fait, je ne suis pas tombée dans les pommes même si c’est très limite à cause de la douleur.
Les secours
J’aperçois sur la droite mon mari et sur ma gauche les pompiers équipés avec des masques chirurgicaux.
Les larmes commencent à couler le long de mes joues.
Je réalise que je suis dans la pire situation je voulais éviter pendant la pandémie.
Me retrouver confrontée à des gens qui portent des masques. Une situation dont nous avons souvent évoquée à la maison avec le coronavirus. Faire de la lecture labiale quand on est sourde et que tout le monde a des masques.
Comment faire pour les comprendre ?
Comment éviter cette situation ?
Comment les gens vont comprendre le fait que je n’entends pas ?
C’est vrai que j’arrive à comprendre quelques mots sans lecture labiale mais je ne suis pas en capacité de pouvoir communiquer à ce jour sans.
Je redis au pompier masqué que je ne le comprends pas, il répète. Mon conjoint un peu énervé, insiste, je le regarde et lui dis je gère. Je regarde le pompier droit dans les yeux, il comprend que j’ai mal. Je lui dis que je suis sourde que je lis sur les lèvres, propos que j’ai accompagné du geste de lecture labiale en langue des signes. Que je suis désolée que cette situation se produise. Il comprend. Il recule et baisse son masque. Il me rassure tout de suite, me pose les questions d’usage. Je réponds avec lucidité. Il est à moitié rassuré, il découpe ma veste pour vérifier l’état de mon bras.
Je vois mon bras, il a une forme bizarre. Impossible de le toucher, impossible de bouger ne serait ce qu’un bout de doigt. Quand on a mis l’attelle pour le transport, j’ai hurlé de douleur, j’ai failli tourner de l’œil. Ils se mettent à deux pour me relever en m’attrapant par la ceinture du pantalon. Je dis que mon pantalon va craquer. Une fois debout, vacillante entre les deux pompiers. Je sens que ça saigne. Je vois mes doigts complètement écorchés. Je sens que mes genoux piquent. Je marche avec difficulté, escortée des deux pompiers jusqu’au camion comme si un rouleau compresseur m’avait passé sur le corps.
Par la suite, l’échange avec les pompiers se fait vraiment avec une facilité et une bienveillance qui m’ont un peu déroutée. D’habitude quand je dis que je suis sourde, les gens ont des réactions négatives qui ne sont pas agréables. La gentillesse des pompiers, qui m’ont secourue, a été bénéfique. Elle m’a permis de ne pas paniquer et de me relâcher physiquement.
Dans le camion, ils continuent à me parler, je refais signe que je ne comprends pas. Le troisième pompier comprend, mes nerfs me lâchent. Avant de prendre la route, ils me disent où ils vont m’emmener et justifient leur choix, un établissement où il y’a le moins de cas de covid. Je leur demande de prévenir mon conjoint qui attend dehors.
Nous partons, l’un d’eux s’assoit à côté de moi et baisse son masque. Nous échangeons un sourire malgré la douleur. Sur le trajet, j’entends par intermittence la sirène mais je ne la reconnais pas. Je demande au sapeur-pompier si c’est la sirène. Il acquiesce l’air surpris, je lui explique que je reconnais parfois quelques sons et que la sirène en faisait partie. Tout au long du trajet, il m’a parlé sans son masque en le remettant de temps à autre quand il y avait des moments de silence.
Arrivée à l’hôpital
Je retrouve le visage familier du pompier qui avait découpé ma veste. Ils me déposent à l’accueil des urgences. Entourée de deux équipes de sapeurs-pompiers pour le transfert du brancard au lit. Quelques-uns ont baissé leur masque pour parler et me faire sourire. Ça m’a aidé à faire redescendre mon stress.
Je vois une infirmière, je me prépare intérieurement à recommencer à expliquer ma surdité.
Mais non.
L’équipe des pompiers a fait passer le message. J’ai été vraiment soulagée quand j’ai vu qu’elle reculait pour baisser son masque et me parler. La prise en charge des urgences a été pour la première fois nickel, je n’ai pas eu à insister que je ne comprenais pas. Les infirmières sont bienveillantes, j’ai pu parler avec elles sans masque mais avec la distance nécessaire avant chaque acte médical.
Première fois que je me sentais en sécurité et comprise à l’hôpital.
L’hôpital est un lieu effrayant pour moi. C’est un lieu où on maîtrise mal les infos, où les soignants sont peu disponibles et patients. C’est un lieu où je suis toujours infantilisée. Moi qui avais eu cette frayeur quand il y a eu cette polémique de prise en charge des personnes handicapées pendant la période du coronavirus, information qui a été vite démentie par Olivier Véran et Sophie Cluzel.
Un brancardier m’a emmenée à la radio, les couloirs étaient tous vides. Sentiment que l’hôpital avait été vidé avant mon arrivée.
Impression très très étrange, encore plus que quand la rue est vide.
La radiologue me confirme que mon bras est cassé et qu’il faut que je revoie l’interne de service. Les larmes montent aux yeux. Je prends conscience qu’il va y avoir plâtre et que le confinement va pas être simple.
Je suis à nouveau dans le couloir. J’attends le brancardier qu’il me remonte aux urgences. Couloir vide, je patiente à côté de chaises d’attente, qui sont des rangées de 3. Au milieu, une banderole rouge et blanche qui interdit de s’asseoir au milieu de 2 chaises pour respecter la distanciation. J’ai mis un peu de temps à comprendre vu que j’étais toute seule.
De retour dans le box des urgences, j’attends l’interne de service qui doit me confirmer le verdict de la radio. Je sais déjà que c’est cassé mais je ne sais pas comment ils vont régler ça. J’attends avec une angoisse au ventre, en espérant que le temps sera pas trop long. Je le vois arriver avec son masque. Intérieurement, je pense « encore un masque ». Je le regarde. Il me fixe. Je percute pas. Il percute que je ne comprends pas, il baisse son masque.
Le verdict tombe
Il me confirme que mon bras est bien cassé à la tête du radius. (Ce détail que j’aurai en sortant de l’hôpital en lisant le rapport du chirurgien puisque je m’étais concentrée à comprendre l’essentiel) Qu’il faut opérer pour poser une plaque. Je fonds en larmes. C’était trop pour moi sans compter que j’ai mal et que je n’ai pas eu d’anti-douleurs.
Les infirmières me retrouvent et m’installent pour faire le reste des examens. Elles sont deux. L’une me demande des infos pour remplir les papiers, sans son masque en parlant fort. Je lui dis du bout des lèvres que ce n’est pas la peine de casser la voix, qu’elle allait avoir mal à la gorge. Que je lis sur les lèvres.
Elle s’excuse, je la rassure que c’est habituel mais que c’est mieux pour elle et qu’on essaie tous de faire au mieux. Pareil pour celle qui me fait mon test pcr du coronavirus. Je la cite : « Nous c’est pas comme à la télé où on voit les gens tendre la tête et faire ça en 2 secondes ». Je lui confirme que ce n’est pas douloureux mais très désagréable. On en arrive à blaguer, l’atmosphère se détend. Elles m’annoncent dans la foulée que je pars au bloc dans 30 minutes.
30 minutes. J’ai pas le temps de réaliser ma chute, ma blessure. Je suis étourdie par la rapidité. Je me dis que ça doit être bien grave quand même pour que ça aille aussi vite. Je préviens mon conjoint avant de confier mes effets personnels à l’infirmière de service qui me les donnera à la fin de son service quand je serai ressortie de la salle de réveil.
Le bloc opératoire
Je descends au bloc sans mes implants, sans aucun moment de communication. Uniquement la lecture labiale comme outil. Les couloirs sont déserts. L’équipe m’attendait. Le médecin-anesthésiste s’approche de moi et me parle avec son masque.
Je n’ai pas eu le temps cette fois-ci de dire quoi que ce soit ou penser « ah encore de nouvelles têtes à qui il faut expliquer à nouveau pour la lecture labiale » que les infirmières lui disent que je lis sur les lèvres. Il recule et baisse son masque pour me parler pendant l’anesthésie locale. Les infirmières viennent me voir et baissent leur masque aussi. Ce que j’en retiendrai c’est qu’elle s’appellent Anne-lise et Élise. J’ai même blagué je crois en leur disant que j’étais vernie avec une belle équipe comme elles. Elles m’ont rassurée.
Je me sentais en sécurité. C’est ce que je retiens dans mes souvenirs. Sentiment que je n’ai rarement eu. La plupart du temps quand j’ai été hospitalisée, c’est zéro info, communication à néant vite voire au minimum puisque tout le monde est pressé. Là, c’est vraiment tout l’inverse.
Je les vois s’installer dans le bloc. Première fois qu’on me parle, qu’on m’explique comment ça va se passer. Le chirurgien arrive. Je remarque qu’ils se passent l’information que je lis sur les lèvres. Il s’approche de moi, complètement emmitouflé dans sa tenue. Tenue qui comprend une blouse, deux paires de gants, une cagoule, un masque. Il baisse rapidement son masque et se présente, m’explique ce qu’il va faire, me montre la plaque qu’il va mettre.
Il commence, et là, ça ne va pas. Je ressens tout. L’anesthésiste m’endort au masque. Je me réveille 3h plus tard, le bras complètement engourdi et dans un plâtre, la tête complètement sonnée. Il n’a pas été compliqué en salle de réveil de communiquer. L’info est passée une nouvelle fois, pareil quand j’arrive en orthopédie. Je n’ai pas eu à dire que j’étais sourde.
La chambre
Je demande à l’infirmière mon téléphone pour tenir mon conjoint au courant. Elle appelle l’infirmière des urgences qui me ramène mes affaires, je la reconnais à ses yeux fatigués mais souriants. Elle me donne mon téléphone et me fait un au-revoir de la main.
Le chargeur de mon téléphone ne marchait pas. Les infirmières ont tout testé et n’avaient pas de chargeur. L’infirmière de nuit m’a dit « ça va aller votre batterie va tenir la nuit ». Elle sort de ma chambre en me faisant le signe du pouce levé en l’air et un au-revoir, J’ai donc passé ma batterie de téléphone en économie d’énergie pour pouvoir communiquer en toute autonomie avec l’extérieur.
Je n’ai pas pris la télévision parce que il y avait de fortes chances qu’il n’y ait pas de sous-titres. Je me suis retrouvée face à mon silence et ma douleur.
J’ai vu la nuit tomber de la fenêtre de ma chambre d’hôpital.
J’ai ouvert les yeux quasiment toutes les heures.
Je n’ai pas réussi à dormir. Le seul moment où j’ai réussi à m’endormir, une infirmière m’a réveillée pour la température. C’est quelque chose de nouveau avec les implants, les oreilles sont à l’air libre contrairement à un appareillage classique. J’ai encore ce réflexe de l’enlever à chaque prise de température alors que ce n’est pas la peine. Quand on a des appareils avec des embouts, la température de l’oreille est faussée.
J’ai mal partout. Mon corps est cassé de partout. Des bleus sur chaque membre de mon corps.
Pour passer le temps, j’ai compté les dalles au plafond, il y en avait 36.
J’ai essayé de m’endormir en comptant les moutons pour que le temps passe plus vite (spoiler : non).
J’ai vu 4 avions traverser le ciel.
J’ai revu mon accident minute par minute.
J’ai réfléchi à ce que je pourrais faire en sortant pour m’occuper.
À chaque appel d’infirmière, je n’ai pas de problème de communication. Tantôt elles baissaient le masque et le remettaient, ou faisaient des signes du genre « attends », « ok », « au revoir ».
Le jour s’est levé. J’ai vu la lueur du soleil arriver, les oiseaux de plus en plus nombreux. J’ai remis mon implant gauche à mon réveil pour pouvoir communiquer plus facilement.
Je guette les bruits dans le couloir, je reconnais le couinement des chaussures, le bruit des roulettes de chariots et plus tard dans la matinée le chant des oiseaux par la fenêtre.
Petit-déjeuner avec un bras immobilisé et une main complètement endolorie, c’est compliqué. Heureusement qu’une aide-soignante me fait mes tartines.
Le chirurgien rentre dans ma chambre, je souris à sa vue. Il commence à me parler, je lui dis que j’entends pas. Automatiquement, il baisse son masque tout en s’excusant d’avoir oublié. Il me confirme que je sors après sa visite et la radio de contrôle.
Ce séjour express à l’hôpital est celui qui s’est le mieux passé depuis très longtemps. Les services sont peut-être saturés mais la bienveillance et l’humanité sont bien présentes.
Le port du masque pour les sourds
Le port du masque est une vraie problématique pour les personnes sourdes. C’est certes un geste barrière, mais c’est une barrière immense pour moi.
Je suis coupée du monde.
Je ne peux pas imaginer comment se passera la reprise du travail. Il y aura des masques partout. L’intégration sociale est déjà assez compliquée comme ça. En temps normal, je fais des efforts pour comprendre ce qui m’entoure. Maintenant, ça va m’en demander encore plus d’efforts, plus de stress pour gérer la compréhension et le contact avec les autres.
Je ne sais pas comment ça va évoluer dans le temps, il y a des tentatives de masques avec des zones transparentes au niveau de lèvres mais je redoute l’efficacité de ces derniers. J’ai eu de la chance pendant mon hospitalisation de ne pas avoir à redouter les masques, mais ça ne doit pas être le cas partout.
L’après
Demain, ça fera une semaine que j’ai eu mon accident.
Je vais pas vous mentir : c’est douloureux. Le moral en a pris un coup. Je viens de me relire, de revoir ma radio avec ma plaque et mes vis. Ça reste impressionnant encore une semaine après, j’en ai les larmes aux yeux. Il faudra du temps.
Je réfléchis beaucoup à comment passer le temps, trouver des astuces pour avoir une petite autonomie. Vos petits mots par-ci, par-là, m’aident au quotidien. N’hésitez pas.
Ça m’a pris plusieurs jours pour l’écrire alors qu’habituellement je l’écris d’une traite.
Cet article a été écrit avec mon index et l’aide de QuickPath d’iOS. La dictée vocale n’est pas au point encore pour ma voix.